Bisexualité antique: l'histoire questionne nos clichés
INTERVIEW L'historien Jean-Jacques Aubert analyse les discours moraux et les pratiques sexuelles dans l'Antiquité, entre Bible, pédagogie grecque et aristocratie romaine.
Stéréotypes ou vérités historiques? Les pratiques sexuelles des hommes de l'Antiquité, Grecs et Romains, fascinent nos contemporains. Peut-être parce que le christianisme semble avoir fait table rase d'une certaine liberté des moeurs. Mais que sait-on effectivement des habitudes sociales et des discours moraux de cette période? Jean-Jacques Aubert, professeur à l'Institut des sciences de l'Antiquité de l'Université de Neuchâtel, pose quelque jalons importants.
Une quête historique qui doit permettre aussi, aux dires du chercheur, la mise en contexte des passages bibliques parlant d'homosexualité. Des textes utilisés, aujourd'hui encore, comme des instruments de répression. Son savoir, l'historien n'hésite donc pas à le transmettre. Jean-Jacques Aubert a participé, mi-juin, au cycle de conférences «Alerte rose sur la théologie», organisé à Genève en vue de la Gay Pride1. Entretien.
Le Courrier: Comment les Grecs et les Romains vivaient-ils leur sexualité?
Jean-Jacques Aubert: Il faut distinguer les deux cultures, différentes l'une de l'autre. Le monde grec se caractérise par une bisexualité de principe, institutionnalisée et positivée dans le modèle pour ainsi dire pédagogique de l'aimant, un homme d'âge mûr et de l'aimé, un jeune homme. Cette relation privilégiée, de type maître à élève, peut avoir un caractère sexuel, mais ce n'est pas l'élément principal. Ces relations ont leur place dans l'élite, dans l'aristocratie. Une aristocratie où les rôles familiaux et plus spécialement la place de la femme sont codifiés.
»Nous n'avons malheureusement pas trace de ce qui se passe dans les classes populaires. L'homosexualité – le concept n'existe pas en tant que tel à l'époque – ne semble pas réprimée. Ce qui choque, dans cette culture, ce sont les rapports entre des personnes originaires de classes sociales très différentes.
Et les Romains?
– Dans le monde romain, les choses sont plus rigides. L'homme romain est un être dominant. Cet aspect caractérise profondément sa sexualité. Pour ce modèle, on parle de «bisexualité de viol». Dans la relation, l'homme romain est la partie active. La partie passive est jouée par des personnes considérées comme inférieures: les femmes ainsi que les esclaves des deux sexes, adultes ou enfants. La société ne réprouve pas ces viols. Elle réprouve par contre les situations où l'aristocrate joue un rôle passif.
»Par ailleurs, le modèle monogame s'impose dans la famille aristocratique romaine. Même si une certaine tolérance est conservée, plus grande pour les hommes que pour les femmes.
Dans ce contexte, comment la Bible se positionne-t-elle?
– La Bible illustre la manière dont les Hébreux ou les chrétiens essaient de se démarquer de leur voisinage immédiat, qu'il soit égyptien, cananéen, grec ou romain, et de formuler une identité distincte de l'identité païenne, en prenant parfois des positions extrêmes: refus de la bisexualité, de l'homosexualité, des partenaires multiples, promotion de la sexualité dans le mariage uniquement. L'Ancien Testament traduit aussi le souci de la précarité du groupe, dont la survie implique – du fait de la mortalité infantile, des guerres et des épidémies – un taux de natalité élevé.
»Dans l'application des règles, il y différents niveaux: l'Ancien Testament prône notamment la peine de mort pour des personnes surprises en flagrant délit d'acte homosexuel, le Nouveau Testament quant à lui parle plutôt de punition divine, ces gens seront exclus du Royaume de Dieu.
»De manière générale, le christianisme est marqué par une certaine retenue à l'égard de la sexualité. Elle est considérée comme une distraction dans le service de Dieu.
L'adoption du christianisme par les empereurs romains impose-t-elle un nouvel ordre social?
– Pas vraiment. En fait, le christianisme reprend un courant déjà existant dans l'Empire romain. Avec Auguste, à l'époque du Christ, apparaît un régime de plus en plus autoritaire. La sexualité orientée vers le plaisir est de plus en plus réprouvée. Est promue une sexualité centrée sur la reproduction et un contrôle plus strict de la famille. Ce mouvement est parallèle à la disparition des libertés civiques et au durcissement du système politique romain.
»Le christianisme va reprendre à son compte ces normes sociales. Ses positions correspondent alors à l'idéologie dominante. Au IVe siècle, l'auteur latin et théologien Lactance balise ce que doit être la famille chrétienne dans ses Institutions divines.
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